13

À l’aube, quand Brandon se réveille, il s’obstine dans son délire. À présent que la fièvre est tombée, il ne craint plus de mettre le feu à la maison, mais il refuse de se déplacer à l’extérieur, persuadé que le vent va éroder son corps au moindre souffle.

— Je suis mou, répète-t-il en se palpant. Ma reconstitution n’est pas terminée.

Il a le regard flou et c’est à peine s’il semble remarquer la présence de Wong. Il veut manger des choses lourdes, du porridge par exemple. S’emparant des galets que Peggy utilise en guise de presse-papiers, il les entasse dans ses poches, pour se lester. Il parle de se procurer des gueuses de fonte. Wong ne dit rien. Une tasse de café à la main, il observe le garçon. On ne peut rien lire dans ses yeux. Sa nuit blanche ne l’a pas marqué et il a le visage lisse, les traits fermes. Rien de ce qui arrive ne l’étonne, comme s’il avait déjà vu cela quelque part. D’une voix calme, il explique à Brandon qu’ils vont tous les trois partir pour les Glades, afin de rencontrer Burly Sawyer. Il ne dit pas un mot du cylindre.

— C’est un bon ami à vous, je crois ? conclut-il en posant sa tasse vide sur le bord de l’évier. Brandon ne répond pas. Il est probable qu’il n’a rien entendu. Les poches pleines de galets et de disques provenant des haltères démontés, il est occupé à se glisser dans la combinaison d’amiante.

Peggy se surprend à le regarder sans une once de compassion. Elle est en train de se détacher de lui. Le processus était amorcé depuis quelques semaines, mais l’entêtement du jeune homme à poursuivre son projet imbécile a hâté la rupture. D’un seul coup, elle découvre qu’elle ne le supporte plus. L’irruption de Wong a redistribué les cartes. Elle se demande comment elle a pu passer tant de temps avec cet adolescent prolongé, fier de son immaturité et la cultivant comme un don précieux. Maintenant que le danger est là, le vrai danger, elle a besoin de s’appuyer sur un professionnel… et Brandon, malgré ses prouesses cinématographiques, n’a jamais été qu’un amateur dans ce domaine.

Ils quittent le bungalow. Brandon a coiffé sa cagoule vitrée. Il ne cesse de pérorer, débitant d’invraisemblables théorèmes scientifiques. Il parle très vite. Wong lui demande de s’installer à l’arrière. Il a troqué la TransAm contre un Hummer tout-terrain, une sorte de Jeep plate, haute sur roues, directement inspirée du matériel de l’armée, et qui vaut une fortune dans sa version « commerciale ». Ils prennent la route de Key Largo sans échanger un mot. La logorrhée de Brandon leur parvient du fond du scaphandre, étouffée par la vitre du casque d’amiante.

— Je ne vous croyais pas quand vous parliez de dégradation mentale rapide, avoue Peggy. Je pensais que vous exagériez pour nous dissuader de gaspiller le produit.

— Vous avez bien fait de vous en tenir à une seule injection, répond-il sans chercher à triompher. Certaines drogues amazoniennes utilisées impunément par les Indiens depuis la nuit des temps ont le même effet sur le cerveau des Blancs. Elles les rendent fous après une seule ingestion. On ne sait pas pourquoi. Pas mal d’ethnologues l’ont appris à leurs dépens.

— Il vaudrait mieux détruire ce liquide, murmure la jeune femme. C’est un poison terrible.

— Il ne nous appartient pas d’en décider, fait Wong sans quitter la route du regard. Il est possible, au demeurant, qu’on ne parvienne jamais à le domestiquer. Il en reste assez peu dans le flacon, et comme c’est un produit qui s’évapore très vite sans laisser de traces, tout est à craindre… Si le contenu de la fiole ne suffit pas aux analyses, le secret sera perdu, pour toujours.

— Ce serait à souhaiter.

— Je ne sais pas, ça ne me regarde pas. Pour le moment je ne pense même pas à l’argent, j’essaie juste de sauver notre peau. J’ai peur parce que je sais à qui nous avons affaire. Je connais leurs méthodes. Ne vous mettez pas dans la tête que je suis quelqu’un d’important, je n’ai rien d’un oyabun… Je ne suis qu’un VRP de l’illégalité.

 

*

 

Il fait chaud, les love bugs, ces insectes qui flottent dans le vent en essaims serrés s’écrasent sur le pare-brise, le recouvrant d’une bouillie que les essuie-glaces ont du mal à chasser. Pendant le voyage, Peggy songe aux ninjas de caoutchouc. Elle n’est plus du tout certaine d’avoir été victime d’une hallucination. Ce matin, en sortant de la maison, il lui a semblé repérer des traces de pas sur la plage. Des traces qui sortaient de la mer pour se diriger vers le bungalow. Elle sait qu’au Viêt-Nam les plongeurs de combat, les SEAL, attendaient souvent la nuit pour effectuer des raids éclairs, n’émergeant de l’eau que pour frapper l’ennemi. Elle a entendu des anecdotes atroces sur leurs méthodes. Burly Sawyer soutient qu’ils se comportaient comme des bouchers pour terroriser leurs adversaires. Il a évoqué notamment certains actes de cannibalisme. « Ils leur ouvraient le bide pour leur arracher le foie, a-t-il expliqué un jour. Puis ils en bouffaient la moitié, crue, et laissaient le reste sur le cadavre. Ça faisait partie de la guerre psychologique. Une astuce pour foutre la pétoche aux gars d’en face. Ils adoraient ça, se faire passer pour des démons jaillis du fleuve… »

Elle a beau trouver cela atroce, elle comprend la démarche, cela lui rappelle la terreur quasi superstitieuse des marins américains face aux kamikazes pendant la Guerre du Pacifique.

 

Ils ne s’arrêtent pas à Miami car la tenue de Brandon risquerait de provoquer un attroupement. Il fait chaud, moite, le voyage est fatigant. Peggy sent la sueur ruisseler entre ses seins sous le tee-shirt kaki.

— Ce Burly Sawyer, demande Wong, acceptera-t-il de nous aider ?

— Je ne sais pas, avoue la jeune femme. Peut-être, si on lui montre dans quel état est Brandon… Il faudra faire attention, c’est un dingue, et vous avez la peau jaune. Je ne sais pas comment il réagira en votre présence.

— Je ne suis pas Viêt-Cong, rétorque Wong sur un ton pincé. En outre je ne suis pas jaune, les Japonais ont la peau claire… tout au plus ivoire. Nous n’avons rien de commun avec les Chinois ou assimilés.

— Burly ne fait plus la différence depuis longtemps, élude Peggy. Après sa démobilisation, il a passé pas mal de temps en hôpital psychiatrique.

Elle comprend qu’elle a fait une gaffe. Elle aurait dû se rappeler que les Nippons n’aiment pas passer pour des Chinois, et que les deux peuples se détestent depuis des siècles. Tant pis.

 

Ils arrivent enfin en vue des Everglades. Peggy abomine cet endroit, cette prolifération végétale saturée de mouches et de moustiques, ce cloaque fétide où la boue des premiers âges de l’humanité semble mijoter sur un coin de fourneau en attendant d’accoucher d’une nouvelle race de sauriens. C’est un morceau de préhistoire enkysté dans le tissu urbain d’une ville en extension. Une grande soupe de bactéries, de bestioles toutes plus immondes les unes que les autres. Il lui semble qu’on n’y pénètre jamais impunément et qu’à force d’y tremper les pieds on risque d’étranges mutations. Entre les stomox, les glossines et les anophèles, il faudrait posséder le caparaçon d’un rhinocéros pour ne pas attraper la dengue, la malaria ou la fièvre lymphatique.

Elle se ressaisit. « Je délire », décide-t-elle en essuyant ses paumes moites sur son pantalon de treillis. Elle jette un coup d’œil au Japonais. Il compte traverser le marécage en costume de lin anthracite ? Oui, sans doute. Le pire, c’est que ça ne semble pas l’inquiéter le moins du monde.

Ils finissent par s’arrêter devant un loueur de canots. Une casemate de planches surmontée du panneau BAITS, et dont l’éventaire présente des bidons rouillés remplis de vers. Le loueur reconnaît Brandon malgré son déguisement.

— Hé ! grogne-t-il, à quoi il joue fringué en extraterrestre ? C’est pour un film ?

— Oui, fait Wong avec sa placidité coutumière. Le Naufragé des Étoiles. Ça se tournera ici, on doit tester le scaphandre pour voir s’il est imperméable.

— Ça parlera de quoi ?

— D’un extra-terrestre qui s’accouple avec les alligators pour donner naissance à une nouvelle race de monstres.

— La vache !

Sans plus de détails, ils grimpent dans la barque d’aluminium. Peggy ignore tout du chemin à suivre, ils doivent se fier aux indications de Brandon.

— Vous avez oublié les bières, fait brusquement le jeune homme, Burly ne sera pas content. Il aime bien la San-Miguel, une bière qu’on ne trouve qu’à Macao.

On lui demande d’indiquer la voie à suivre, il met un temps fou à réagir. Les moustiques ont entamé leur ballet obsédant autour du canot, ils essaient à toute force de pénétrer dans les narines et les oreilles des passagers. Seul Brandon est protégé de leurs assauts par la cagoule d’amiante sous laquelle il ruisselle de sueur. Peggy redoute qu’il ne se déshydrate de manière accélérée. Au Viêt-Nam, c’était le sort des jeunes G.I. qui commettaient l’erreur de partir en patrouille engoncés dans un gilet pare-balles en céramique, bien que ce dernier figurât sur la liste de l’équipement de base réglementaire. La syncope les foudroyait à peine entrés dans la jungle. Elle essaie d’obtenir de Brandon qu’il retire le casque du costume de protection pour quelques minutes au moins, mais il refuse obstinément. Il y a trop de vent, explique-t-il, la pression de l’air sur son visage lui déformerait la face, lui aplatirait le nez, et sa figure deviendrait alors une boule anonyme. Il persiste à croire qu’il est mou. Il poursuit sa croissance au sein du scaphandre comme un bébé prématuré achève la sienne au cœur d’une couveuse.

La jeune femme pousse sur sa pagaie, Wong l’imite. Elle sait que l’Asiatique a gardé sa veste pour dissimuler le pistolet automatique coincé contre ses reins. Elle est satisfaite de voir qu’il transpire lui aussi, cela le rend plus humain. Les cigognes d’Amérique, plantées sur leurs pattes grêles les regardent passer sans s’émouvoir.

Le labyrinthe végétal des mangroves l’oppresse. Elle déteste plus particulièrement les figuiers étrangleurs dont les racines évoquent un nœud de tentacules emmêlés. À certains endroits les herbes sont si hautes qu’on ne distingue plus l’horizon. Et puis, il y a les alligators, tapis dans la vase, qui se mettent à l’eau dès que le canot est passé devant eux. Cinq mètres de muscles et d’écailles du bout du museau à la pointe de la queue. Seraient-ils en mesure de renverser l’embarcation ? Il leur suffirait d’un coup de queue pour…

Elle chasse cette pensée de son esprit. Les Glades sont fertiles en légendes horrifiques qu’on se répète la nuit autour des feux de camp. L’Administration prétend, elle, qu’il subsisterait moins de 500 sauriens sur les 6 000 km² du marécage.

La barque s’enfonce dans le dédale du cloaque en fermentation. Dès qu’on n’est plus sous le vent, les odeurs vous sautent au visage, lourdes de pourriture. Des carcasses d’oiseaux déchiquetés se décomposent sur les berges. De grands volatiles imprudents happés par les alligators, coupés en deux d’un coup de mâchoires. Leurs charognes attirent des essaims de mouches en folie. Peggy ne cesse d’agiter les mains pour faire fuir les maringouins qui lui pompent le sang avec ardeur. Rien n’y fait. La transpiration a délayé la lotion répulsive dont elle s’était enduite avant de quitter la maison et qui devait normalement la protéger huit heures d’affilée.

Ils arrivent enfin en vue du hammock sur lequel est érigée la cabane de Burly. C’est une apparence d’îlot, un tricotage de fibres et de racines sans véritable assise. Tout cela grouillant d’une faune minuscule bardée de carapace, de serpenteaux longs comme l’index.

— Burly ? lance-t-elle. C’est moi, Peggy, je suis avec Brandon. Vous êtes là ?

Elle se méfie du vieux dingue, toujours embusqué, un shot-gun au poing, prêt à en découdre avec les gardes forestiers à la première occasion.

Seul le bourdonnement des moustiques lui répond, et, plus loin, le cri étrange et déplaisant des alligators.

— Il n’y a personne, souffle Wong.

— Ça ne veut rien dire, lui rétorque la jeune femme. Faites attention, il n’a plus toute sa tête, il est paranoïaque… et pour lui vous êtes jaune. Pas ivoire, jaune.

Ils abordent. L’odeur de crasse humaine se mêle à celle des peaux qui sèchent, tendues sur des cadres de bois. Du cuir de jeune crocodile dont les marchands de bottes texanes sont très friands. Le must : les aberrations pigmentaires, le blanc, le rose le plus improbable, les décolorations tachetées…

Peggy avance avec précaution sur le plancher fibreux. Son arrivée sème la panique parmi les bestioles qui prenaient le soleil. Elle répète « Burly ? » en essayant de donner un ton amical à ses paroles. Elle hésite encore à franchir le seuil de la cabane. Le vieux est peut-être derrière, prêt à la fusiller au gros plomb. Il a toujours les poches pleines de 30.06 à 220 grains. Elle sait qu’il est sujet à des crises, des fièvres, pendant lesquelles mieux vaut ne pas l’approcher. La puanteur lui rappelle celle qui flotte autour des clochards de la Bowery, à New York. Un mélange de pisse, de sueur, de chair pourrie. Une caramélisation de la peau assez proche de celle des canards laqués.

— Alors ? murmure Wong.

Il a glissé une main sous sa veste, dans son dos. Les fentes de ses yeux ont encore diminué sous l’effet de la tension. Il faut faire quelque chose… Peggy en a soudain assez, elle s’avance vers la cahute et pousse la porte de planches en serrant les mâchoires. Ça pue comme l’enfer, et d’abord elle ne perçoit rien d’autre que cette agression olfactive qui la fait suffoquer et l’amène au bord de la nausée. Le gourbi est désert. Un poopy-suit – une combinaison de mécanicien de la marine – pend à un clou. Des caisses de bois ayant servi à transporter des oranges le meublent. Une table, deux chaises rafistolées avec de la ficelle. Un hamac des surplus militaires. Sur la table, elle distingue des choses qu’elle ne parvient pas à identifier. Des objets minuscules soigneusement alignés. D’abord elle pense aux pétales d’une fleur nacrée. À des sculptures d’ivoire, ces netsukés chers aux artisans japonais. Elle n’y voit pas malice car elle sait que les G.I., pour résister au stress, se livraient parfois à des occupations étranges sur fond de pilonnement d’artillerie : tailler des bonsaï, par exemple. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que Burly ait contracté l’un de ces hobbies en Orient. Elle fait deux pas en avant. La mauvaise lumière filtrant entre les planches disjointes noie les choses dans un clair-obscur aux rayons saturés d’insectes. Enfin elle comprend…

Ce ne sont pas des pétales mais des ongles humains. Vingt, alignés à la perfection, classés par taille. Quant aux miniatures d’ivoire qu’elle a prises pour des netsukés, il s’agit de dents, disposées elles aussi avec une esthétique raffinée. Il y a du sang sur chacun des débris.

Elle suffoque, esquisse un mouvement de fuite et se cogne à Wong. Il a vu, lui aussi. Cette fois il sort son arme et fait monter une cartouche dans la chambre de tir.

— Ils nous ont devancés, souffle-t-il. Vous n’aviez pas rêvé. Les plongeurs de cette nuit… ils existent réellement.

Peggy ne parvient pas à prononcer un mot. Ce qui l’horrifie, c’est ce parti pris artistique avec lequel on a disposé les ongles et les dents de Burly Sawyer sur la vieille table de bois. Car il y a incontestablement de l’art dans la présentation adoptée. Elle a beau s’en défendre, elle ne peut s’empêcher de trouver cela joli.

— Ils sont peut-être encore là, chuchote Wong dont le front est piqueté de perles de transpiration.

Peggy l’écarte pour sortir de la cabane. Dehors, Brandon contemple un crocodile assoupi dans la vase. Il est bien trop près de l’animal, il va se faire happer. La jeune femme bondit pour le tirer en arrière. Le garçon rit sottement.

— C’est rien, ricane-t-il. C’est pas un vrai… C’est la planque du vieux Burly. C’est là qu’il se couche pour faire la nique aux gardes forestiers.

Peggy se rappelle qu’il lui a effectivement raconté quelque chose de ce genre, il y a longtemps. Un alligator naturalisé, creux. Une sorte de sarcophage. Elle baisse les yeux, il y a beaucoup de mouches autour de la bestiole.

— Wong, lance-t-elle. Je crois qu’il est là… à l’intérieur de l’alligator.

Il la dévisage sans comprendre. Elle doit lui expliquer la ruse du vieillard.

— Il a ramené ça du Viêt-Nam, commente Brandon. Là-bas, il paraît que les Viêt-Cong se cachaient dans des carcasses de buffles morts.

Wong se penche, cherche sur les écailles dorsales la jointure du « couvercle ». Quand il fait basculer le panneau de cuir durci, une nuée de mouches s’échappent en vrombissant. Burly est là… mais en morceaux. On l’a démembré pour le ranger avec un soin maniaque. Le torse dans un coin, les bras et les jambes beaucoup plus bas, noués ensemble avec un lien de roseau. Tout est si joliment présenté qu’on en arriverait presque à oublier l’horreur de ce qu’on est en train de contempler. Peggy, malgré elle, pense aux assiettes de sushi des restaurants nippons, ces œuvres d’art qu’on a souvent scrupule à détruire du bout des baguettes. La dépouille de Burly a été « arrangée » avec le même souci de beauté, le même sens de l’harmonie. Des nœuds de feuilles, des liens végétaux, des morceaux de bois, tout a été disposé pour donner du cadavre mis en pièces une image parfaite, transcendant l’horreur et la vulgarité de la chose. Et cette harmonie est plus terrible encore que celle qu’engendrerait un carnage de psychopathes aux allures d’éparpillement viscéral.

— Allons-nous-en, souffle la jeune femme, ne restons pas ici.

Depuis une minute, elle se sent observée. Elle est presque certaine que les ninjas de caoutchouc sont là, dissimulés dans les herbes aquatiques. Wong n’insiste pas pour fouiller la cabane. À quoi cela servirait-il puisqu’on est passé avant eux ?

Ils se replient vers le canot d’aluminium. Brandon paraît éprouver une certaine difficulté à assimiler la situation. Il marche à reculons, l’œil fixé sur la dépouille de Burly. Peggy devine qu’il essaie de déterminer si cette image est réelle ou s’il ne faut voir en elle qu’un fantasme né de la drogue. Elle le saisit par le poignet et le force à grimper dans l’embarcation. Elle veut s’éloigner au plus vite de l’îlot. La peur l’emplit d’images hallucinatoires. Elle renifle, persuadée de distinguer une odeur de caoutchouc mouillé à travers la fragrance putride du marécage. Ils sont là. Les plongeurs de combat sortis de la mer. Ils sont peut-être eux-mêmes sous l’influence du produit dopant, ils bougent si vite qu’on ne peut surprendre leurs déplacements dans les hautes herbes de la mangrove. Des fantômes… des tueurs invisibles. Obake no sekai… Elle ne les verra même pas s’approcher, c’est à peine si elle percevra un souffle d’air lorsque la lame s’approchera de son cou. Dans la folie qui l’assaille soudain, elle les imagine armés de sabres de samouraïs, fauchant les roseaux et les têtes d’un même mouvement fluide de bel acier poli. Ils sont là, elle le sait, elle le sent. Elle renifle. L’odeur de Néoprène des combinaisons de plongée est partout présente. Peggy scrute l’espace autour d’elle, croyant y discerner des ectoplasmes aux matérialisations fugitives.

Oui, les spectres ninjas les escortent dans leur fuite, bondissant à travers les hammocks, se riant de l’inutile agitation des fuyards.

Brusquement, Brandon se met à hurler.

— Ils l’ont tué ! bégaie-t-il. Ils ont tué Burly ! C’était vrai, c’était bien lui…

Il se dresse dans le canot, s’agite. Wong essaie de le contraindre à se rasseoir mais l’ancien cascadeur trépigne comme un forcené. L’embarcation se couche sur le flanc. Peggy perd l’équilibre, l’eau boueuse du marigot l’avale. Elle se débat mais touche tout de suite le fond. Heureusement, elle a pied, car ce bras du marécage n’est pas profond. Brandon se débat, projetant de la vase en tous sens. La boue retombe sur la combinaison d’amiante, le transformant en une espèce de bonhomme fétide, de créature des bayous. Ses hurlements ont provoqué une fuite générale des oiseaux qui obscurcissent le ciel et peuplent l’espace d’un vacarme de plumes froissées. Un vent de fin du monde passe sur le marais, c’en est trop pour Peggy qui sent soudain une fêlure s’ouvrir dans son crâne. Cédant à la panique, elle se met à courir droit devant elle, sans même savoir où elle va. Elle brasse la vase, l’eau, les herbes qui s’entortillent autour de ses chevilles. Elle n’est plus que peur, de la tête aux pieds, une grande peur hurlante qui ne sait où trouver refuge. Elle avance en battant des bras, persuadée que les ninjas de caoutchouc sont là, autour d’elle, qu’ils l’encerclent en ricanant de ses efforts. Ils glissent dans le vent, si rapides qu’elle ne peut même pas deviner leurs mouvements. Brandon avait raison, la drogue peut vous rendre invisible.

Elle entend vaguement Wong qui la supplie de revenir, Wong qui parle des alligators.

Mais Peggy a si peur des ninjas de caoutchouc noir qu’elle ne craint plus les crocodiles. À plusieurs reprises, elle a l’illusion qu’un fantôme s’apprête à la saisir par le cou. Vont-ils la découper joliment, elle aussi ? Entourer ses doigts tranchés de nœuds d’herbe ?

Elle s’abat sur la berge, couverte de boue, épuisée, au bord de la syncope.

Elle reste là, indifférente à tout, trop fatiguée pour réagir. Oh ! elle s’en fiche, ils peuvent bien venir avec leurs grands sabres et lui couper la tête, elle ne fera pas un geste pour se défendre.

Des mains se posent sur ses épaules, la retournent. C’est Wong. Il lui nettoie le visage.

— Ça va ? demande-t-il.

— Oui, balbutie-t-elle. Je ne sais pas ce qui m’a pris.

— Encore une fois, ce sont les séquelles de la drogue, répond le Japonais. C’est toujours là, dans votre sang ; ça agit comme un démultiplicateur. Principalement sur le stress. Venez, il ne faut pas rester là.

Il l’aide à se relever. Brandon est prostré à l’arrière du canot, ramassé sur lui-même tel un fœtus. Il frissonne, les mains crispées sur sa cagoule, pour empêcher qu’on ne la lui arrache.

Peggy se recroqueville sur l’herbe, elle perçoit confusément la discussion de Wong et du loueur de bateaux. Officiellement, la barque a chaviré, un gros billet a eu raison de la colère du bonhomme lorsqu’il a découvert son bateau rempli de vase puante. La jeune femme se laisse porter jusqu’à la voiture. Elle a honte d’être aussi sale, mais Wong n’est guère en meilleur état.

— On va chez moi, décide-t-il en mettant le contact. Ce sera plus sûr.

Peggy ne proteste pas. Elle entend Brandon qui claque des dents sur la banquette arrière. Ce bruit de porcelaines entrechoquées lui fait penser aux dents de Burly Sawyer artistement alignées sur la table. Combien y en avait-il ?

Baignade accompagnée
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